Simon Chaye : Peintre Cartonnier

par Philippe Grenier

«Chapeau»

Cet été la ville de Honfleur honore de son vivant un grand artiste, Simon Chaye, au travers une exposition qui lui est exclusivement consacrée dans le grand grenier à sel. Ce peintre cartonnier, de renommée internationale, est installé à Honfleur depuis le début des années 1960. Il s’inscrit dans le mouvement de renouveau de l’Art de la Tapisserie, initié à l’aube du 20ème siècle par Jean Lurçat.

A ses début Simon Chaye a été l’assistant de Jean Picard le Doux, élève et disciple de Jean Lurçat. Ses œuvres monumentales ont été systématiquement réalisées par des artisans lissiers des manufactures de la ville d’Aubusson, sanctuaire de la tapisserie ancienne et moderne.


Philippe Grenier et Simon Chaye

La vie de Simon Chaye

Simon Chaye est né à Paris en 1930. Passionné par le dessin dès son plus jeune âge, il prend très tôt conscience de sa vocation.

Ayant remarqué la qualité des aquarelles qu’il peignait dans les rues pour se faire de l’argent de poche, un vieux peintre de Montmorency lui offre sa première boite de gouache. C’est le déclic.

La guerre de 39 /45 finie, il poursuit ses études à l’École des Beaux-Arts de Paris, où il entre à l’atelier d’Art Monumental du peintre décorateur, Jean Souverbie (1891–1981), et en 1953 Simon Chaye devient l’assistant de Jean Picard le Doux, qui lui fait découvrir l’Art de la tapisserie contemporaine.

Ses premiers cartons remontent aux années 1955–56m et en 1958 il participe à une grande exposition au Musée des Arts Décoratif à Paris. C’est en même temps le début d’une collaboration avec les ateliers d’Aubusson, qui se poursuivra plus de 50 ans.

Son atelier parisien étant voué à la destruction, il trouve par hasard lors d’un déplacement en Normandie, un lieu approprié tant pour la création que l’exposition.

C’est sa première galerie quai Saint Étienne sur le «Vieux Bassin» face aux façades mythiques du Quai Sainte Catherine. Il y travaillera de 1964 à 1983, date à laquelle, après avoir acquis et restauré avec soin le Manoir de Roncheville—monument historique remontant au 16ème siècle—il aménage la Galerie Simon Chaye.

En ce lieu c’est aujourd’hui son fils Barthélémy qui a repris le flambeau en y poursuivant la tradition artistique de son père.

De 1958 à nos jours, ce n’est qu’une succession ininterrompue d’expositions annuelles tant en France qu’à l’étranger: 1960 Maline et Bruges en Belgique, 1962 Lausanne en Suisse, 1965 Institut français d’Athènes, 1966 Brighton en Angleterre, 1967 Institut Français de Londres et exposition universelle de Montréal, 1974 et 1982 Copenhague, 1980 Chicago avec le groupe Arélis, 1988 Tromsoé en Norvège, et pour les autres années Paris et toute la France!

À l’occasion d’un voyage au Japon, notre maire Michel Lamarre avait observé que dans ce pays, les plus grands artistes pouvaient se voir décerner le titre de « Monument historique vivant»

 C’est précisément ce titre que Michel Lamarre a décerné à Simon Chaye lors de l’inauguration, le 18 juillet 2025, de l’exposition objet de cet article.

Qu’est-ce qu’un peintre cartonnier?

Un peintre cartonnier est un artiste qui crée des compositions picturales exclusivement destinées à être réalisées sous forme de tapisserie.

 Écoutons Simon Chaye:

Je crée une œuvre à petite échelle, une maquette, où je définis le sujet de la composition ainsi que les couleurs, dans leurs grandes lignes. Je reproduis ensuite celle ci à la taille réelle et définitive de la tapisserie sur un papier épais dénommé carton.

Je modifie et affine souvent les tonalités et les détails de la composition initiale.

Enfin j’établis la charte des couleurs, un chapelet, afin de faire teindre les laines qui serviront au tissage ; le carton part ensuite dans un des ateliers de la ville d’Aubusson où, fixé sur le métier à tisser, il servira de modèle au lissier, la personne qui tisse.

Il est à noter que le sujet du carton est inversé par rapport à la tapisserie définitive car le lissier, lors du tissage sur le métier, a face à lui l’envers de la tapisserie. 

Il ne voit le résultat de son travail que lors du déroulé de la tapisserie achevée.

Metiers de basses lisses, metiers de hautes lisses

Une tapisserie est constituée par l’entrecroisement de fils de chaîne (généralement en laine) disposés verticalement dans la tapisserie achevée et de fils de trame disposés horizontalement.

Dans la tapisserie dite de basse lisse (Aubusson, Felletin), les fils de chaîne, enroulés sur l’ensouple sont disposés, sur le métier, proche de l’horizontale. Le carton est situé sous les fils de chaîne que le lissier peut écarter pour l’observer.

Avec un mécanisme commandé au pied pour mettre en avant alternativement les fils pairs et les fils impairs, le lissier passe les fils de trame horizontalement avec une navette.

Dans les métiers de haute lisse (Manufacture des Gobelins) les fils de trame sont cette fois disposés verticalement, face au lissier et le carton est situé dans le dos du lissier. L’aide d’un calque et d’encre indélébile il reporte le dessin du carton sur les fils de chaîné. Les fils pairs et impairs sont séparés par un bâton de croisure manipulé à la main. Le travail de tissage est de ce fait plus lent.

Dans les deux cas, le croisement alterné des fils de trame sur les fils de chaîne rendent ces derniers invisibles.

Les premières traces de métier de basse et haute lisse, sont apparue en France au 12ème siècle.

Courte histoire de la tapisserie en France

Si, au Moyen Orient on a retrouvé des traces de métiers à tisser remontant de la haute antiquité (3 000 ans avant Jésus Christ), nous commencerons notre histoire avec la tapisserie dite gothique.

Il faut avoir à l’esprit qu’au moyen âge la tapisserie est un meuble que le seigneur fait déplacer de résidence en résidence. Cette tapisserie a deux fonctions principales:

Affirmer le statut social de son propriétaire.

Concourir au confort de son logis. Il n’est pas rare que les murs de la chambre du seigneur soient entièrement recouverts de tapisseries, qui ont une influence certaine sur la sensation de confort. (On parlerait aujourd’hui de température ressentie.)

La tapisserie gothique (XIIème–XVIème siècle)

La tapisserie gothique se caractérise par sa relative sobriété, quelques personnages, pas ou peu d’architecture. Elle peut être destinée également à un lieu de culte. C’est à l’évidence le cas de la tapisserie dite de L’Apocalypse, dont le scénario est, pourrait-on dire, le texte éponyme de Saint Jean.

Cette tapisserie monumentale a été tissée à la fin du XIVème siècle par Nicolas Bataille sur des cartons de Hennequin de Bruges, peintre attitré du roi de France Charles V, pour le compte du Duc d’Anjou, frère du roi. Il en subsiste 71 tableaux (soit environ 107 m de longueur) sur les 97 que comptait initialement ladite tapisserie. Ils sont exposés dans un bâtiment spécialement construit pour la recevoir, dans l’enceinte du château d’Angers.


L'Apocalypse

Dans le domaine laïc, et un peu plus tardivement, au début du XVIème siècle, les nombreuses déclinaisons de la Dame à la Licorne exposée au musée de Cluny à Paris, avec leurs fonds à fleurs caractéristiques, sont mondialement connues. Le Metropolitan Museum of Art, the Cloisters, à New York n’en possède pas moins de 14!



La dame à la licorne

La tapisserie classique (XVIème - XXème siècle)

Pour les puristes, c’est une période de décadence!

La faute en est à la Renaissance Italienne, qui a privilégié l’art de la peinture. La tapisserie devient un art d’interprétation, un art d’imitation. On finit par copier la peinture avec une extrême précision. 

Cette orientation se traduit par une augmentation du nombre de fils de chaîne au centimètre linéaire (de 4/5 on passe à 10/11), d’où un tissage beaucoup plus serré et plus précis ; dans le même temps on assiste à une inflation galopante du nombre des couleurs. 

Là où la tapisserie gothique ne nécessitait guère plus de 15 à 20 couleurs, on va atteindre au 18ème siècle les 700 couleurs ; Un dénommé Choiseul attaché aux ateliers de Gobelin, par le biais de sa théorie des cercles chromatiques va jusqu’à identifier 14 400 tons! 

La conséquence en est un renchérissement galopant du coût de réalisation de ces tapisseries du à l’extrême complication du travail. A cette époque il faut un mois de travail pour ne réaliser que 15 à 20 cm carré de tapisserie. 

Cette tapisserie classique est peu présente au USA. C’est à San Francisco, au California Palace of the Legion of Honor, que l’on trouve quelques pièces

Un gobelin

La tapisserie moderne

Le nom à retenir impérativement est celui de Jean Lurçat (1892–1966). C’est incontestablement lui qui sonné le signal de la révolte. Il veut redonner la primauté aux peintres cartonniers et impose un retour aux sources.

Son credo:

Réduire drastiquement le nombre de couleurs (entre 20 et 40 au grand maximum).

Revenir à 5 fils de chaîne au maximum par centimetre linéaire de tapisserie.

Revenir à l’emploi de fils de trame plus gros et donc à un tissage robuste à large pan, selon son expression. 

Simplifier l’exécution du carton qui cesse d’être un tableau. Les contours des différentes couleurs sont très précisément dessinés et et les zones correspondantes peuvent même être numérotées.

Sur ces nouvelles bases, il redevient possible de réaliser plus économiquement les tapisseries. Leur coût était devenu exorbitant, il redevient supportable.

Un lissier va pouvoir réaliser désormais entre 1 et 1,5 mètre carré par mois de travail, pour un coût compris entre 6 000 et 8 000 € du mètre carré.

La tapisserie redevient un Art Monumental, et les œuvres de Jean Lurçat vont être accrochées dans des bâtiments publics, des grandes entreprises et même chez de riches particuliers.

La tapisserie revit!

L’œuvre maîtresse de Jean Lurçat est Le chant du monde, ensemble–inachevé du fait de sa mort–de 10 tapisseries, d’un linéaire de 79 m pour 500 mètre carré de surface totale!


Jean Lurçat, Le chant du monde

Jean Lurçat aura pour disciple Jean Picard Le Doux (1902–1982) qui joue dans un registre plus descriptif que le registre symbolique de son maître. Ainsi qu’on l’a déjà vu, c’est Jean Picard Le Doux qui montrera le chemin à Simon Chaye. La filiation est indéniable.


Jean Picard Le Doux, L'hiver

Comment caractériser l’œuvre de Simon Chaye ?

Laissons parler Jean Picard Le Doux:

« Pour ceux qui, à la confusion actuelle et à l’anarchisme des tendances picturales, préfèrent le bien fait à l’effet, et ceux qui ont trouvé dans l’art monumental et plus précisément dans la tapisserie, un moyen digne de notre temps et la grandeur d’un beau métier, pour ceux qui ont accepté librement les servitudes, Simon Chaye occupe une place particulière. La qualité et l’importance de son œuvre en témoignent ; elle ne renie ni la tradition des grandes époques ni l’influence de ceux qui l’ont précédé et dont il s’est dégagé ».

Et de citer Paul Valéry:

« La véritable tradition dans les grandes choses n’est pas de refaire ce que les autres ont fait, mais de retrouver l’esprit de ces grandes choses en d’autres temps ».

Puis de conclure:

« Les tapisseries de Simon Chaye sont faites pour orner, pour réchauffer et pour humaniser les maisons des hommes ».


Simon Chaye, Une vue de Honfleur depuis le domicile de son fils Barthélémy

Impossible ici de reproduire les nombreuses tapisseries de Simon Chaye, cet article n’est pas un catalogue d’exposition.

Je préfère vous montrer ci-dessous la photographie d’un montage constitué par la juxtaposition du carton et de la tapisserie qui en a été tirée, tel qu’exposés dans le grand grenier à sel de la ville de Honfleur.

On y voit sur la partie droite la tapisserie intitulée Rive droite–rive gauche, et à sa gauche le carton où vous le savez, la rive droite est à gauche et la rive gauche à droite, le tout à l’envers bien sûr. Entre les deux le « chapelet des couleurs ».


Montage tapisserie, carton et chapelet

Dans le même esprit, vous trouverez ci-dessous, la photographie de la face arrière d’une tapisserie de Simon Chaye intitulée Voile II et exposée volontairement côté face habituellement cachée pour bien montrer le travail du lissier. J’y ai adjoint un détail significatif.

Envers et détail

Et s’il était nécessaire de démontrer que la tapisserie est redevenue un art vivant, vous trouverez ci-dessous la photographie d’un petit groupe de personnes, jeunes et moins jeunes, s’essayant à l’art de la tapisserie au beau milieu de l’exposition objet de cet article!

Des apprentis lissiers

Avec la permission de Barthélémy Chaye, je reprendrai comme mot de la fin la citation de Léon Gishia figurant en dernière page de couverture de l’ouvrage consacré à monsieur Simon Chaye et à son œuvre:

« La tapisserie est un art et un métier et non un métier d’art »

Philippe Grenier
August 2025



Leave a Comment

First and Last Names
E-mail Address


Laurel Lhowe wrote:
Sep 1 10:44am
Elles sont tellement belles! Une peinture avec du fil, un métier à tisser au lieu d'un chevalet.